mardi 1 mars 2016

Et Ornân battait le froment (1Ch 21,20)

וארנן דש חטים

weˀornân daš ḥiṭṭîm

Chers amis,
Dimanche après la messe à Saint-Sauveur, je suis allé me balader un peu mais j’étais crevé… Du coup, j’ai refusé d’aller au cinéma avec quelques amis. Il y avait une proposition pour voir deux films nommés aux Oscars. Un court-métrage palestinien, Ave Maria et un film jordanien, Theeb (ذيب) nommé dans la catégorie “meilleur film en langue étrangère”. À cause de la fatigue, je n’y suis pas allé mais j’ai bien fait car même en arrivant en avance, tous mes amis n’ont pas eu de place… Les gens avaient acheté leurs places dans la journée et la salle doit contenir une centaine de spectateurs seulement, alors ça avait été vite rempli… Du coup, il y a des rediffusions cette semaine. On va faire une tentative vendredi soir…
Voici la bande-annonce d’Ave Maria. Les extérieurs ont été tourné dans le no man's land qui mène au site baptismal, près du Jourdain. Avec les parents, l’autre jour, à Nebi Musa, nous avons croisé l’actrice franco-palestinienne qui incarne la supérieure de la communauté. C’est plutôt le genre palestinienne pimpante et émancipée, très volubile. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’on a du mal à l’imaginer en supérieure de couvent et qui plus est ayant fait vœu de silence. C’est ce qu’on appelle un rôle de composition.
À la fin de la soirée, aucun des deux films en compétition n’a été primé. Dommage pour eux.
Lundi, journée bibliothèque. J’ai enfin achevé la lecture du livre de François Martin, Pour une théologie de la lettre. Passionnant quand il lit l’Écriture mais ardu quand il manie les catégories sémiotiques. Fr Daoud et fr Rafael sont rentrés d’Amman avec du fromage, du miel et plein de bonnes choses. J’ai eu aussi une jolie surprise : du courrier devant ma porte… Quelques cartes de paroissiens et quelques douceurs silvaines que je pourrais partager à Pâques.
Ce mardi, journée archéologie et topographie mais avec un programme spécial. Habituellement, nous avons cours le matin et visite in situ l’après-midi. Cette fois-ci, nous avons dû faire l’inverse. En effet, nous devions visiter l’aire d’Ornân (ou Arauna) le Jébuséen. C’est le lieu qu’on appelle aujourd’hui Mont du Temple, Esplanade des Mosquées ou al-Ḥaram aš-Šarīf (le noble sanctuaire)… Vous comprenez que le nom choisi n’est jamais complètement neutre…
Le Dôme de la Roche
Lors de mon premier pèlerinage en 1995, nous avions pu librement visiter le site et entrer dans les mosquées mais depuis la deuxième intifada en 2001, les mosquées sont fermées au public non-musulman et seulement accessibles avec une permission spéciale accordée par le waqf, permission que l’École obtient habituellement.
Nous sommes donc entrés par la porte nord (les touristes/pèlerins entrent normalement par la porte des Maghrébins, au-dessus du Mur occidental (le Maghreb en arabe, c’est le couchant, l’occident…). Nous avions un guide, fonctionnaire jordanien, pour nous accompagner. En effet, l’Esplanade des Mosquées est une sorte d’enclave jordanienne : jusqu’en 1967, la zone se trouvait en Jordanie et administrée par le roi de Jordanie, en dédommagement de la perte de la Mecque au bénéfice des saoudites… À partir de 1967 (Guerre de six jours), la Jordanie revendique ce lieu et, dans les accords d’Oslo (1993), elle renonce à tout son territoire à l’ouest du Jourdain à l’exception de l’Esplanade des Mosquées. Les filles devaient pour pénétrer sur l’esplanade être “décemment” vêtue. Ce fut donc le festival de la jupe longue chez les filles. Seule l’une d’entre elles venue en pantalon a dû enfiler une jupe à grosses fleurs bleues et roses fournie par le waqf… C’est là qu’on a vu que décence et bon goût ne sont pas synonymes.
Un peu d’histoire, maintenant… En Gn 22, Abraham lie son fils Isaac au sommet du Mont Moriah et Dieu retient sa main au dernier moment. En 2Ch 3,1, le site est associé à l’aire d’Arauna le Jébuséen, acquise par David en 2S 24 (ou 1Ch 21 où le proprio s’appelle Ornân). Le roi veut y édifier un autel pour offrir des sacrifices afin que Dieu éloigne la peste qui frappe le peuple.
Devisons sur l'esplanade
C’est là que Salomon fait construire le Temple. À l’heure actuelle, on n’a aucune trace de ce premier temple. Il faut dire qu’à cause de la sensibilité politico-religieuse du site, le waqf interdit toute fouille… Ce Temple est détruit en 586 par Nabuchodonosor et reconstruit au siècle suivant. Plus tard, aux environs de 100 av. J.-C., les Hasmonéens agrandissent l’esplanade de 41 mètres vers le sud (l’esplanade perd sa forme parfaitement carrée de 500 coudées royales de côté). Hérode le Grand va reconstruire le Temple et lui donner un éclat incomparable. Cela fait partie de la politique de grands travaux d’Hérode (forteresses diverses, aqueducs, Césarée…). Il agrandit l’esplanade initiale au sud (32 m), au nord (130 m) et à l’ouest (environ 20 m) pour lui donner les dimensions qu’elle possède encore aujourd’hui : un trapèze de 470 (côté est) à 488 m (côté ouest), sur 280 (côté sud) à 315 m (côté nord) pour une superficie de presque 15 ha… La plus grande esplanade religieuse de l’Antiquité !
Le temple est richement orné, d’une splendeur qu’on peine à imaginer. La construction s’achève vers les années 60 de notre ère (80 ans de travaux environs) et moins de dix ans plus tard, le Temple est détruit par les légions romaines de Titus (70 ap. J.-C.).
En 132-135, Hadrien romanise la ville (Ælia Capitolina) et édifie un temple à Jupiter Capitolin. Le temple a dû être détruit lorsque la ville est devenue chrétienne ; en tout cas, le site est complètement abandonné à l’époque byzantine.
Tout ce que je viens d’écrire est nié par certains responsables musulmans qui disent, parfois très officiellement, que le site n’a absolument rien à voir avec un « soi-disant temple juif ». Et ils s’insurgent même du fait que les Juifs prient au mur occidental qui, selon eux, fait partie intégrante (depuis la création du monde) de la mosquée Al-Aqsa… La paix n’est pas pour demain…
En 638, six ans seulement après la mort de Mahomet, les armées musulmanes s’emparent de Jérusalem. À la fin du viie siècle, les deux mosquées sont bâties. D’abord le Dôme de la Roche, lieu que la tradition musulmane associera plus tard (au xe s.) au lieu de l’ascension de Mahomet au ciel (Coran, Sourate XVII, 1). Pour les musulmans, le Rocher n’est pas le lieu de la ligature du fils d’Abraham qui a eu lieu, selon eux, à la Mecque et concerne Ismaël et non pas Isaac.
La mosquée Al-Aqsa est construite ensuite.
Au moment de la conquête de Jérusalem par les Croisés, ils ont identifié le Dôme de la Roche au Temple de Jérusalem et ont installé à Al-Aqsa les Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon, plus connus sous le nom de Templiers. Les deux mosquées sont donc utilisées comme églises sans que leur structure soit chamboulée. Al-Aqsa est pourtant reconstruite plusieurs fois car, construite sur un remblai à l’extrémité sud de l’esplanade, elle est plus sensible aux nombreux séismes qui ont marqué la région.
Depuis 13 siècles, c’est donc un lieu saint pour les musulmans. En 1967, Israël a choisi de laisser le lieu aux musulmans, c’est le statu quo sur l’esplanade des Mosquées qui dit que les chrétiens et les juifs peuvent accéder au lieu mais sans
Juifs visitant l'esplanade sous protection policière
prier… De fait, les chrétiens sont admis sans trop de difficultés mais les juifs sont toujours escortés par une escouade policière et les musulmans les accueillent en criant « Allahu akbar », comme nous avons pu le voir nous-mêmes. Un petit groupe de cinq personnes (un rabbin, une adolescente, trois hommes) protégés par une dizaine de policiers en armes ont fait le tour de l’esplanade. Normalement, le grand rabbinat leur interdit l’accès à l’esplanade de peur qu’ils ne foulent de leurs pieds le saint des saints, lieu de la présence divine. Mais ils considèrent qu’en restant à la périphérie de l’esplanade, ils n’encourent pas ce risque.
Grâce à la permission du waqf, nous avons eu accès aux deux mosquées. Le Dôme de la Roche est en ce moment en restauration à l’intérieur : les mosaïques du tambour et du dôme sont nettoyées et réparées. C’était un peu dommage car les échafaudages empêchaient de voir aussi bien qu’on aurait
Mosaïques florales et inscription arabe
voulu. Les mosaïques sont splendides et datent du viie siècle. Elles sont de facture byzantine : les symboles représentés renvoient au pouvoir impérial byzantine mais respectent l’interdiction de représenter hommes ou animaux (par peur de l’idolâtrie). Des inscriptions en arabe courent le long du mur : difficile à lire car les points diacritiques (qui permettent de distinguer certaines consonnes
 = ta ;  = tha ; ; = ba) n’existaient pas à l’époque. Le plan du Dôme est octogonal, comme de nombreuses églises byzantines (la coupole de l’Anastasis, l’église de la maison de Pierre à Capharnaüm, l’église du Mont Garizim, l’église de Césarée, l’église de la Qathisma), ce qui indique la provenance religieuse des architectes.
Nous sommes aussi allés sous le rocher, où une cavité est creusée. On l’appelle le Puits des âmes. Le sol de toute la mosquée est couvert de moquette avec un motif d’alvéole très pratique pour permettre aux gens de s’installer pour la prière : chacun prend une petite alvéole (cela donne un effet très discipliné lors de la prière).
Puis la mosquée Al-Aqsa (littéralement “la lointaine”) nommé ainsi à cause de la citation coranique indiquée plus haut. De plan basilical, elle fait très “neuve” puisqu’elle a été souvent restaurée (les colonnes sont en marbre de Carrare, offertes par Mussolini dans les années 30).


Tunnel de la Triple Porte
Enfin, clou du spectacle… les écuries de Salomon, dans le coin sud-est de l’esplanade. Il s’agit de grandes salles voûtées qui soutenaient l’extension sud de l’esplanade. Comme vous l’imaginez, elles ne sont pas de Salomon, mais d’Hérode. On y accède par un long tunnel voûté qui correspond en fait à l’accès antique à l’esplanade du Temple : ce qu’on appelait la triple porte (il y a aussi une double porte sous la mosquée Al-Aqsa, mais nous n’avons pas pu y accéder). Les juifs accédaient au Temple par le sud en empruntant un escalier monumental puis une rampe souterraine qui les faisait arriver au milieu de l’esplanade. Regardez la vidéo qui suit vers 2’45’’.
De là, on pénètre dans une immense salle à colonnes : les piliers sont hérodiens, sans discussion possible. Sur certains on distingue des trous qui ont permis aux Templiers d’attacher leurs chevaux (les écuries de Salomon sont d’Hérode et n’ont été écuries que pour les Templiers !).
La zone fut aménagée en mosquée il y a 20 ans pour empêcher les Israéliens d’y accéder par les fouilles de l’Ophel et d’y installer une synagogue…
Près de l'entrée normale des touristes, nous avons regardé les chapiteaux anciens de la mosquée Al-Aqsa. Ils sont à l'évidence byzantins (motifs à corbeille typique...) mais notre présence dans ce coin a excité un type, il s'est mis à crier... Le P. Dominique-Marie est allé voir si l'on pouvait visiter le musée islamique mais la visite est réservée aux musulmans ! Expliquez-moi le concept du musée qui ne se visite pas... Et l'excité s'agitait... Nous n'avons pas insisté. La bêtise ne se discute pas.
Nous avons terminé la visite par le coin nord-ouest, où se dressait à l’époque de Jésus la forteresse Antonia.
Retour à l’École avec un crochet par le Collège pour prendre un café et faire profiter de la terrasse à Marie des Neiges et Michelle. À 11h, cours du P. Łukasz sur l’histoire de l’Ancien Testament. Dans l’après-midi, le P. Dominique-Marie a fait le cours pour présenter plans et photos de l’esplanade des mosquées. L’École Biblique a une extraordinaire collection de photos noir et blanc qui montrent les lieux au début du xxe siècle : pas un arbre sur l’esplanade et le grain noir et blanc est très pratique pour distinguer les détails.
Ensuite, retour au Collège, jus de fruit en terrasse du Yerevan avec quelques camarades de classe.
Demain, au boulot !
À bientôt,
Étienne+

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