samedi 5 mars 2016

Réjouissez-vous avec Jérusalem (Is 66,10)

שמחו את־ירושלם

Śimḥû ˀeth-Yerûšalaïm




Chers amis,
Mercredi, journée normale à l’ÉBAF : bibliothèque. Dans l’après-midi, j’ai mis la main sur deux articles passionnants à propos des Béatitudes. Plein de pistes s’ouvrent…
Dans la matinée, cours sur la chronologie hérodienne. Après les deux mercredi d’introduction, nous sommes enfin entrés dans le vif du sujet avec les événements qui précèdent l’accession au trône d’Hérode le Grand… Guerre civile de succession entre les héritiers hasmonéens, intervention des Romains en la personne de Pompée, jeux d’alliances subtils pour soutenir tel ou tel prétendant. Il y eut même entre les deux prétendants un événement atroce : Hyrcan II et Antigone (son neveu) se disputent le trône auquel la charge de grand prêtre est associée. Après une bataille, Hyrcan II est fait prisonnier et présenté à son neveu. « Hyrcan s’étant agenouillé devant lui, Antigone lui déchire les oreilles à belles dents, pour empêcher que, même dans le cas d’un retour des choses, il pût jamais recevoir de nouveau le pontificat, car pour exercer la fonction de grand-prêtre il faut jouir de son intégrité physique » (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, I, xiii, 9, 270). Tout le reste de l’histoire est de la même eau… À côté de ça, Game of Thrones cest les Bisounours. Au milieu de cette violence et de ces intrigues, un certain Hérode mène son jeu et finit par obtenir dêtre nommé roi de Judée par le Sénat romain. Il lui faudra encore trois bonnes années pour s’emparer de Jérusalem et exercer un pouvoir indiscuté… C’est à ce moment-là que nous nous sommes arrêtés.
Arbre de Judée, (gainier siliquastre, cercis siliquastrum)
Jeudi, lecture à “Patmos”. En fin d’après-midi, conférence de l’École. Ce jour-là, il a fait un vent à décorner les bœufs. C'était un peu dommage, car un bel arbre fruitier était en fleurs devant l’École et après la tempête, toutes les fleurs s'étaient envolées... Mais depuis deux jours, les arbres de Judée s'y mettent, c'est splendide !
Le P. Jean-Jacques Pérennès, directeur, a présenté la figure haute en couleur du P. Jaussen. Né dans une famille paysanne de l’Ardèche, dixième de onze enfants, il entre très jeune chez les Dominicains après avoir fréquenté une de leurs « écoles apostoliques » (l’équivalent d’un petit séminaire pour un ordre religieux, comme le Petit Castelet à l’époque). À dix-neuf ans, il arrive à Jérusalem quelques semaines avant le Père Lagrange, fondateur de l’École pratique d’études bibliques (future École Biblique). Il se révèle extrêmement doué pour les langues : hébreu, arabe, araméen, sabéen, dialectes divers… Il met en place à l’École les excursions archéologiques : croisière sur la Mer morte, expédition à Petra pour estamper les inscriptions nabatéennes,
Et avec tout cela, il aime les gens, parler avec eux, les rencontrer, partager leur vie… Il en arrive à connaître très bien les tribus bédouines du désert. Il publiera même en 1907 un ouvrage Coutumes des Arabes au pays de Moab.
Avec un autre père de l’École, le P. Savignac, il explore l’Arabie à dos de chameau, en empruntant le train du chemin de fer du Hedjaz, etc… Il prend beaucoup de photographies ; c’est nouveau pour l’époque même si cela implique de transporter tout un attirail, parmi lequel d’encombrantes et fragiles plaques de verre… Certaines sont un témoignage unique sur certains sites désormais rayés de la surface par l’iconoclasme musulman.
En 1914, les religieux français de Jérusalem sont faits prisonniers par les Turcs, alliés aux Allemands. Le sultan a prévu de les déporter à Urfa (Édesse), au sud-est de la Turquie actuelle. Une intervention du pape Benoît XV arrête le convoi de religieux à Damas et ils sont redirigés vers Beyrouth, où un navire doit les rapatrier en Italie.
Le dit navire est arraisonné par un vaisseau de la Royal Navy. Le commandant a lu Coutumes des Arabes, et engage le P. Jaussen qui quitte le navire et se retrouve à Port-Saïd.
Là, laissez-moi citer un témoin de l’époque :

Et, ce matin, un moine a demandé audience au général en chef. On le dit bien renseigné. Il vient de la fameuse École française d’études bibliques de Jérusalem, dont la bibliothèque unique, foyer lumineux d’archéologie et d’histoire, attirait avant la guerre les plus illustres savants.

Le voici. C’est un dominicain français, monumental quant au volume et quant à la hauteur. Sa soutane noire – il a quitté pour voyager la robe blanche de l’Ordre – et sa barbe danubienne or et argent lui donnent un aspect majestueux ; le regard profond et rieur par instants, le modelé du crâne rasé selon la règle, montrent, clair comme ciel d’Égypte, l’intelligence narquoise et la bonté. À voir cet homme taillé pour le commandement, à deviner cette force, on jurerait qu’un des vingt-quatre patriarches est revenu parmi les vivants. Comme ces anciens pasteurs de peuples, le P. Jaussen est à l’occasion un vrai nomade, guide de la montagne, pilote du désert. Nul mieux que lui ne connaît le Sinaï, nul n’est plus que lui rompu à toutes les difficultés de la diplomatie orientale, à toutes les finesses de la langue du désert ; tour à tour silencieux et patient, ou remuant et prolixe, il a partout conquis la confiance des bédouins de tous les clans, celle même des Azazmeh hypocrites et féroces.



Il vient en fait avertir le général en chef que les Turcs projettent d’attaquer le canal de Suez… Les Anglais se moquent un peu de lui, répondent qu’ils ont des indics par là-bas et que ça ne risque pas grand-chose

 Mon Général, vos informateurs sont mal informés, ou en tout cas moins bien que moi-même. Vos informateurs sont des gens que vous payez, d’autres peuvent les payer plus cher. Mes informateurs à moi travaillent pour l’honneur ; ce sont des Syriens catholiques et des gens du Liban, des gens qui aiment la France et des Arabes qui n’aiment peut-être pas la France mais qui m’aiment, moi, et même des Turcs, des Turcs qui n’ont pas encore admis que leur pays puisse être en guerre contre le mien. Et, [...] il y a ce que j’ai vu...
Paul Chack,“L’attaque et la défense du canal de Suez (février 1915)Revue des Deux Mondes Janvier 1926, p. 170 & 173.




Finalement, les Anglais comprennent qui ils ont en face d’eux… Et c’est ainsi que le P. Jaussen va faire la guerre en agent de renseignement pour le compte des Anglais. Il aidera un certain Thomas Edward Lawrence en lui indiquant entre autre, où faire sauter le chemin de fer du Hedjaz… Il sera pourtant déçu de la tournure de la guerre dans cette région : l’effondrement de l’empire ottoman ne profitera pas aux tribus arabes mais aux puissances occidentales…

Vous imaginez sans peine que, pour un homme habitué aux expéditions dans le désert, qui a passé sa guerre à espionner, faire du renseignement, etc., le retour à la vie conventuelle à Jérusalem sera un peu difficile, d’autant qu’il est d’un caractère bien trempé… En plus, il a vieilli et il n’y a plus que des “jeunots” à l’École.

Dans les années 20, il fonde au Caire un couvent dominicain, une antenne de l’École Biblique. Ce projet fait long feu… Avant la guerre, vous faisiez Jérusalem-le Caire en une journée de train. Maintenant, les frontières sont apparues, c’est beaucoup plus compliqué. Finalement, le couvent dominicain deviendra plus tard l’IDEO (Institut Dominicain d’Études Orientales). Le P. Jaussen passera une trentaine d’années en Égypte entre le Caire et Alexandrie. Il meurt en 1962 (91 ans !) à Jonquières-Saint-Vincent, dans le Gard. Une belle vie bien remplie, n’est-ce pas ? Si vous êtes amateur de littérature, il est cité à plusieurs reprises dans le dernier Goncourt, Boussole de Mathias Enard.

Vendredi, journée normale... Messe et déjeuner à l'Ecce Homo.
Dans l'après-midi, la nouvelle tombe ! La veille, le Pape François a reconnu comme miracle une guérison attribuée à l'intercession du P. Marie-Eugène. C'était la dernière étape avant la béatification ! Quelle joie ! Et en même temps que l'annonce de la canonisation de la bienheureuse Élisabeth de la Trinité (elle a déjà fait l'objet de canonisations "sauvages" au détour d'une litanie des saints ou d'une déclaration épiscopale non vérifiée... Mais cette fois, c'est la bonne.
En annonçant la nouvelle le soir aux Frères, cette joie a encore grandi puisque dans les décrets du jour figure un bienheureux Frère Salomon, martyr de septembre.
Mais en fin d'après-midi, en sortant de l’École, j'avais rendez-vous avec Marie des Neiges, Michelle et Denis, des "copains de classe". Nous sommes allés ensemble au cinéma Yabous, le centre culturel palestinien de Jérusalem-Est. (Yabous, c'est bus en arabe, le nom de Jérusalem avant la prise de la ville par David, cf. Jg 19,10-11 ; 1Ch 11,4-5). Ils redonnaient l'Oscar Night de l'autre dimanche. J'ai donc vu le fameux Ave Maria, qui est en effet très drôle et bien vu. Ensuite, il y avait Theeb (ذيب). Le titre signifie Loup en arabe mais cest le nom du jeune héros. Le film se passe en 1916, dans l'empire ottoman. Un jeune bédouin orphelin suit son grand frère qui doit guider un autre bédouin et un jeune officier anglais par le chemin des pèlerins (de la Mecque) désormais déserté depuis la construction du chemin de fer du Hedjaz (cf. supra)...
Cela devient une sorte de western oriental, un eastern si lon peut dire. Le film est tourné dans le fameux wadi Rum (se prononce comme votre alcool préféré) en Jordanie, sur les lieux même où fut tourné, 50 ans plus tôt, le fameux Lawrence d'Arabie (dont laction se passe à la même époque). Les acteur sont tous (à l'exception de lofficier anglais) dauthentiques bédouins sans aucune expérience de la comédie. Les paysages sont fabuleux, très bien mis en valeur par les images. Le montage, la manière dont les séquences senchaînent, ma littéralement fasciné. C'est un grand film, dur, surtout que tout est vu à travers les yeux de l’enfant qui accède ainsi à l’âge adulte.

Aujourd’hui, matinée en bibliothèque. Et marche dans la ville l’après-midi. J'ai écouté les évangiles en marchant.
Ce soir, je vais à aux vigiles au Saint-Sépulcre, c’est un peu tard mais... Ça vaut le coup.
À bientôt,
Étienne+

1 commentaire:

Philippe C. a dit…

Voici qui rejoint bien les éloges appuyés de ces missionnaires français intrépides faits par l'écrivain Mathias Enard dans son roman "Boussole" , prix Goncourt 2015.