mercredi 30 mars 2016

Les rois de la terre ne croyaient pas (Lm 4,12)

לא האמינו מלכי־ארץ
Loˀ heˀěmînû malekê-erets

Chers amis,
Aujourd’hui, mercredi, c’est la reprise. Après six jours de célébrations diverses, d’interruption des cours et de fermeture de la bibliothèque, tout reprend. Demain, les étudiants partent en voyage archéologique dans le Néguev mais je reste à “Patmos”.
Sinon, depuis lundi soir, après le retour d’Emmaüs-Qubeibeh, je suis allé dîner avec des amis dans un restaurant géorgien. L’une d’entre nous y a fait deux séjours et se passionne pour ce pays : j’ai pu le constater lorsqu’elle a fait le commentaire de la carte du resto. J’ai craqué pour le khatchapouri (ხაჭაპური en géorgien) adjaruli : la pâte à pain est façonné en forme de bateau et on la remplit de fromage (suluguni) fondu avec un œuf et une noisette de beurre. Ça câle ! Le repas était sympa et bien animé.
Du coup, on s’est mis d’accord pour aller visiter deux expos du Musée d’Israël le lendemain après-midi.
Le matin, je suis allé à Ramallah. Cette ville à une douzaine de kilomètres de Jérusalem est la capitale “de fait” de l’autorité palestinienne. Ce n’est pas très loin mais le fait de franchir une frontière (et quelle frontière !) impressionne souvent. En fait, c’est très simple d’y aller. On prend le bus 218 à la gare routière devant l’École Biblique. Et le bus dépose les gens sur son trajet lorsque ceux-ci déclenchent la sonnette au-dessus de leur siège. Me voilà déposé au terminus, proche du centre. Et je vois que le monde a changé, on est vraiment en Orient : Jérusalem, c’est une ville occidentale déguisée en ville orientale, un Levant propre et fréquentable pour Européens angoissés. Mais à Ramallah, mon navigateur GPS fonctionne, j’ai donc pu m’en servir pour me diriger vers mon but. Avant 10 heures du matin, la ville dort… Il n’y a pas beaucoup de monde dans les rues, les magasins sont fermés. J’ai demandé ma route à des passants : très gentils, ils font tout pour aider mais leur maîtrise de l’anglais ne leur permet pas de détailler les informations et ma “maîtrise” de l’arabe ne permet pas de converser dans cette langue…
Je passe devant l’hôtel Mövenpick dont je découvre enfin la façade de jour (après trois visites nocturnes). Je trouve le Grand Park Hôtel, à côté duquel se dresse l’ambassade de Jordanie auprès de l’autorité palestinienne… Eh oui, c’était pour la Jordanie que je suis allé à l’ambassade. En effet, Julie, une amie de Carpentras, travaille dans l’humanitaire à Amman et, avec son mari Arnaud, ils ont eu une petite Manon en décembre dernier. Ayant appris ma présence à Jérusalem, ils m’ont demandé de la baptiser. Rendez-vous a été pris pour les Pâques juliennes, le 1er mai, sur les bords du Jourdain. Et pour cela, j’avais besoin d’un visa. Des amis m’ont donné un formulaire que j’ai rempli et apporté à l’ambassade. Et en une demi-heure, le tour était joué. Retour à Jérusalem par le même chemin. Le retour se fait en deux temps, le bus nous accompagne jusqu’au check-point de Qalandia qu’il franchit et nous dépose derrière. Qalandia, c’est le gros check-point entre Jérusalem et Ramallah. Je l’avais franchi à pied en 2007 et j’en avais été impressionné. Le « manège désenchanté » avais-je dit à l’époque. Même si le moyen de passage a un peu évolué, c’est toujours impressionnant. La représentation muette de Guy Delisle, dans Chroniques de Jérusalem, donne une image suggestive de ce point de passage.
J’arrive vers midi à la maison. Je célèbre la messe.
Rendez-vous avec mes amies à 15h30 en bas de la rue de Jaffa. Nous rejoignons le Musée d’Israël, qui s’ouvre en nocturne le mardi soir (16h00-21h00). Nous avions pour but de visiter deux expositions temporaires présentées en ce moment au Musée.
 
Porte du palais de Beth Shéan
Nous avons commencé par la plus importante : Pharaoh in Canaan: The Untold Story, « Pharaon en Canaan : silence de l’histoire ». Plus de 680 objets provenant des collections du Musée d’Israël et d’autres institutions, dont le Louvre, sont rassemblés pour évoquer les relations entre Canaan et l’Égypte à l’âge du Bronze (en très gros, le iie millénaire av. J.-C.). Curieusement, un certain nombre d’objets proviennent du musée Rockefeller mais ne sont jamais identifiés comme tels (par exemple les vestiges de Beth Shéan).
Pendant cette période, Canaan n’appartenait pas à l’Égypte mais était constitué d’une myriade de petites cités-états dont les rois étaient des vassaux de Pharaon. On a donc retrouvé ici et là des objets de facture égyptienne. Lors de notre périple galiléen en novembre dernier, nous avons visité Megiddo, lieu d’une bataille qui opposa Thoutmosis III à une coalition syro-palestinienne commandée par le roi de Qadesh. On la date traditionnellement du 9 mai 1457 av. J.-C. Pharaon voulait s’assurer le contrôle de Canaan. Thoutmosis III a fait inscrire le récit de la campagne militaire sur le mur du temple de Karnak.
Stèle de Séthi 1er, Beth Shéan
Nous avions aussi visité le site de Beth Shéan et notamment le tell au sommet duquel un bâtiment imposant a été découvert. Il est considéré comme le palais du gouverneur égyptien de la ville au xiie siècle av. J.-C. Les vestiges ont été disposés de manière à évoquer la porte d’entrée du palais ainsi que les colonnes qui soutenait la charpente et dont on a retrouvé les chapiteaux en forme de fleur de papyrus.
Autres documents intéressants : les fameuses lettres d’el-Amarna. C’était la capitale égyptienne au xive siècle, sous le règne du pharaon Akhenaton, qui avait institué le culte unique du dieu soleil. Dans les ruines de la cité antique, les archéologues ont découvert, à partir de 1887, près de 400 tablettes d’argile, grosses comme le poing, écrites en cunéiforme qui documentent les relations de l’Égypte avec ses vassaux en Canaan… Les roitelets locaux écrivaient au roi pour lui rendre des comptes et, très souvent, se plaindre des voisins et des brigands. Pour s’adresser au Pharaon, ils savaient y mettre les formes et ne lésinaient pas sur la pommade et la brosse à reluire : « mon roi, mon dieu, mon soleil », « je me prosterne 7 fois et 7 fois », « j’ai regardé à droite et à gauche et il faisait sombre ; je t’ai regardé, et ce fut la lumière »… Ainsi, on a pu connaître le nom du roi de Jérusalem à l’époque : Abdi-Heba.
Couvercle de sarcophage
Vases égyptiens
D’autres endroits de l’expo présentaient les influences religieuses mutuelles des deux pays : divinités cananéennes intégrées au panthéon égyptien et divinités égyptiennes vénérées en Canaan. On voit aussi beaucoup de scarabées votifs, des vases à maquillages, des pièces de céramiques (beaucoup en albâtre)… Il y a aussi des sarcophages en terre cuite où l’influence égyptienne est frappante.
À la fin, un petit documentaire sur l’un des premiers alphabets connus : le proto-sinaïtique (ou proto-cananéen). Sur un site minier dans la péninsule du Sinaï, les mineurs avaient édifié un petit sanctuaire à Hathor, déesse égyptienne. Des inscriptions ont été découvertes et déchiffrées. Cet alphabet a inspiré les alphabets phénicien, hébreu et, plus lointainement, le nôtre. À la fin, un petit ordinateur permettait d’écrire son nom en proto-sinaïtique et de s’envoyer par courriel l’image ainsi créée. Voici ce que donne Étienne.
Deuxième exposition, Hadrian: An Emperor Cast in Bronze « Hadrien, un empereur coulé dans le bronze ». En 1906, devant l’École Biblique, une inscription monumentale fut découverte. Nos braves pères se sont dépêchés de faire les relevés de l’inscription qui a disparu et a fini par atterrir après quelques péripéties dans les collections du Musée de la Flagellation, chez les Franciscains. Il y a deux ans, à quelques mètres du lieu de découverte de la première pierre, on a retrouvé un autre fragment de l’inscription qui put ainsi être datée précisément et attribué à l’empereur Hadrien. Pour la première fois, les deux fragments sont présentés ensemble. Cette inscription semble provenir d’un monument officiel en l’honneur de l’empereur : il pourrait avoir déclenché la deuxième révolte juive en 132 ap. J.-C.
Inscription d'Hadrien à Jérusalem
A gauche la partie trouvée en 1906; à droite, celle découverte en 2014

On a aussi rassemblé les trois bustes en bronze connus de l’empereur. Le premier provient du Musée du Louvre mais sa provenance est inconnue. Le deuxième, le plus beau, fut découvert à Beth Shéan en 1975 : le torse apparaît avec la cuirasse. Le troisième fut trouvé en 1834 dans la Tamise à Londres. L’analyse de ces bustes en bronze montre des traits bien individualisés ; on a découvert aussi une déformation du lobe des oreilles, signe d’une maladie de l’artère coronaire dont Hadrien semble avoir souffert (les historiens anciens évoquent certains symptômes de cette affection).
Un petit documentaire explique en quelques minutes la technique du bronze “à la cire perdue”. C’est intéressant.

À la fin, deux éléments importants aussi pour la compréhension de l’empereur. La deuxième révolte juive a été réprimée très violemment par Hadrien. Des découvertes archéologiques ont retrouvé les traces du meneur de la révolte, Simon bar Kokhba (fils de l’étoile) que des rabbins de l’époque avaient reconnu comme le messie d’Israël, avant que sa défaite ne le fasse rejeter. On voit donc une des lettres de Bar Kokba et des objets découverts dans les grottes où il se cachait avec ses partisans (comme celle du Wadi Muraba’at, visitée en janvier dernier). Parmi ces objets, des clefs. Le panneau explique :
Quand tout espoir de victoire disparut, rebelles et civils cherchèrent refuge dans des grottes du désert de Judée. Dans l’espoir de retourner chez eux une fois la guerre achevée, ils avaient fermé les portes de leurs maisons et emporté la clé dans leur fuite, ainsi que des objets précieux, des armes, des documents officiels. Mais ils ne devaient jamais revenir. Leurs clefs et leurs sandales, gisant à côté de leurs restes, témoignent de leur tragique destin.
Buste d'Hadrien, trouvé à Beth Shéan
C’est drôle, l’autre jour à Bethléem, j’ai vu quelque chose d’exactement semblable, moins ancien certes (70 ans seulement) mais pas moins tragique. En 1948, de nombreux Palestiniens ont fui leur maison en emportant la clef dans l’espoir d’y revenir une fois les hostilités terminées. Depuis lors, ils conservent ces clefs comme signe de leur exil. On en voit parfois au-dessus des portes des magasins de souvenirs.
Autre détail qui, lu à la lumière de la situation actuelle, laisse songeur : la présentation du Mur d’Hadrien. Hadrien fit construire par ses légions un mur à la frontière nord de la province romaine de Britannia. Voici la présentation :
Ce rempart était non seulement une structure défensive, construite pour « séparer Romains et Barbares », mais fut également une barrière de sécurité brutalement efficace qui a donné à Rome le contrôle économique de la région. Le mur d'Hadrien fut autant un outil concret de la domination romaine qu’un symbole agressif de la puissance de Rome.
Là aussi, « toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur ». La capacité de certains à ne pas voir les relations, les similitudes de relations entre les choses, dès lors que ça touche au conflit qui déchire ce pays.
Nous avions un peu de temps avant la fermeture du musée : nous voulions aller voir l’exposition ננו ויהי « Et le nano fut ». L’intégralité de la Bible hébraïque a été gravée, en utilisant les nano-technologies sur une puce électronique de la taille d’un grain de sucre (un grain, pas un morceau !). Il faut agrandir le texte 10 000 fois pour être capable de le lire. Cette “plus petite bible du monde” était présentée au sanctuaire du Livre. Du coup, nous avons visité l’exposition permanente sur les manuscrits de la Mer morte, ainsi que le Codex d’Alep. Une fois sorti de là, la salle de la nano-Bible était fermée. Nous avons vu de très loin, à travers les portes de verre, le grain de sucre.
Retour vers la rue de Jaffa et repas dans une gargotte, un restaurant de soupe. La salle était bondée et nous avons donc pris place sur le trottoir, au frais. Dans la salle, un batteur, un guitariste et un contrebassiste enchaînaient les bœufs. La situation sur le trottoir nous a permis de parler. La clientèle du resto est très bobo : je devais être le garçon aux cheveux les plus courts. Beaucoup de garçons avaient des dreadlocks ou des chignons ; les filles étaient vêtues de houppelandes en peau de mouton… En revanche, la soupe de patate douce était un vrai délice.
Ce matin, reprise… Messe à 6h30 (avec l’oraison avant !) et cours sur l’histoire hérodienne.
À bientôt,
Étienne+

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